Question de Philippe Blanchart à Didier Reynders, ministre des Affaires étrangères, sur le délitement de l’État de droit en Turquie

Monsieur le président, monsieur le ministre, combien de fois vous l'ai-je dit à cette tribune: l'État de droit et les valeurs européennes ne se négocient pas. Pendant ce temps, alors que nous en parlons, un membre du Conseil de l'Europe, de l'OTAN, un candidat à l'Union européenne mène une politique de répression effrénée. Je pense bien évidemment à la Turquie. Arrestations en masse de fonctionnaires, de journalistes d'opposition, de responsables politiques, de romanciers, d'intellectuels, gay pride et manifestations d'opposition réprimées, volonté de rétablir dans les plus brefs délais la peine de mort. Où cela s'arrêtera-t-il? Où ce régime s'arrêtera-t-il? Il ne suffit pas d'être élu pour faire ce que l'on veut!

 

Nous avons lourdement condamné le coup d'État militaire, mais cette fois-ci, il semble y avoir un coup d'État politique et notre pays reste muet pour l'instant. Que faut-il de plus? Des moyens de pression diplomatiques peuvent exister tout en maintenant le dialogue nécessaire avec un pays ami, avec lequel nous entretenons depuis longtemps d'excellentes relations. Pour rester amis, les pays qui veulent adhérer à l'Union européenne doivent garder les mêmes valeurs.

 

La Commission européenne semble, elle, enfin sortir de sa torpeur. Dans un rapport publié mercredi, elle dénonce un sérieux retour en arrière sur les critères d'adhésion, notamment sur la liberté d'expression. La rapporteuse du Parlement européen pour la Turquie a appelé l'Union européenne à geler immédiatement les négociations d'adhésion, jusqu'à ce que le gouvernement turc retrouve le chemin du respect de l'État de droit.

 

Monsieur le ministre, face à ces arrestations massives, ce musellement de l'opposition et de la presse, et la volonté de rétablir la peine de mort, quelle position officielle la diplomatie belge va-t-elle adopter? Comptez-vous prendre des initiatives notamment au niveau du Conseil de l'Europe, comme cela a été fait par rapport à la Russie, afin de remettre en cause la politique menée par les autorités turques? Quelle est la position au niveau européen? Cette situation remet-elle en cause les accords qui nous lient?

Réponse de Didier Reynders

Depuis juillet, de nouveaux épisodes se sont ajoutés à la saga turque.

 

Comme vous le savez, dès que la tentative de coup d'État a eu lieu, nous l'avons condamnée. Je crois que c'est normal que des États européens – et nous l'avons fait tous ensemble, mais la Belgique a été parmi les premiers – condamnent toute tentative de prise du pouvoir par la force, par des militaires. Mais dès le même moment, nous avons immédiatement demandé que la réaction des autorités turques soit proportionnée.

 

Que des personnes soient poursuivies et condamnées pour cette tentative de coup d'État, cela va de soi. Que la répression dépasse largement le cadre d'une réponse proportionnée, c'est inacceptable, et nous l'avons dit à de nombreuses reprises. J'ai eu l'occasion de le dire à mes homologues turcs lors de réunions bilatérales ou à l'échelle de l'Union européenne.

Il est inadmissible que des journalistes, des membres du HDP et de nombreuses autres personnes subissent une telle répression.

 

Nous avons fourni une aide à un grand nombre d'opposants actuels au régime turc. 

 

Aujourd'hui, certaines personnes vivent en Belgique parce que nous leur avons accordé l'asile ou délivré des visas. Il est d'ailleurs normal d'agir de la sorte. La situation s'est encore aggravée la semaine dernière, avec des arrestations de masse. C'est pourquoi, à la demande de Mme Mogherini, une réunion de tous les ambassadeurs en Turquie a été organisée. La Belgique était présente. Le Conseil de l'Europe a également formulé une demande pour qu'une enquête soit ouverte sur la situation à Ankara

 

 

Le 4 novembre, à ma demande, notre consul général à Istanbul s'est rendu au siège du journal Cumhuriyet afin de témoigner de notre solidarité avec la liberté de la presse après les arrestations intervenues. La même démarche a été faite à Ankara.

 

Je voudrais encore dire que le 8 novembre, notre ambassadeur a participé à une réunion du groupe parlementaire HDP pour connaître la situation des neuf députés qui ont été arrêtés dans le cadre des répressions actuellement en cours.

 

Que va-t-on faire?

Un nouveau Conseil européen des Affaires étrangères se réunira le 14 novembre.

 

En premier lieu, il s'agit de l'accord qui a été conclu entre l'Union européenne et la Turquie en matière de migration et qui contient donc des engagements pris de part et d'autre. Je ne voudrais pas rappeler ce qui est à l'origine de la démarche européenne: chacun se souvient de l'image de ce petit Aylan sur la plage de Bodrum. À ce moment-là, tout le monde souhaitait que l'on mette un terme au scandale des morts consécutives aux traversées entre la Turquie et la Grèce. Depuis l'accord conclu avec la Turquie, c'est le cas: nous ne connaissons plus de telles situations. Nous respectons nos engagements, comme la Turquie respecte les siens. Sur ce point, je voudrais vous confirmer que 2,239 milliards d'euros ont été investis à ce jour par l'Union européenne dans des projets en faveur des réfugiés. À hauteur de sa contribution obligatoire, la Belgique a participé pour 17,5 millions d'euros.

À défaut d'une application intégrale de toutes les conditions par la Turquie, à savoir entre autres une adaptation de la loi relative à la définition du terrorisme, nous considérons qu'une libéralisation des visas est et demeure inenvisageable. Je le répéterai, la semaine prochaine, lors du sommet européen.

 

Les discussions relatives à l'adhésion de la Turquie à l'UE sont en cours depuis plusieurs décennies déjà. Là aussi, nous devons clairement tirer une ligne rouge. La violation des droits de l'homme constitue pour nous une première ligne rouge. Il est actuellement procédé à de  nombreuses arrestations et actions contre des opposants au régime. Le rétablissement de la peine de mort est une ligne rouge définitive. Si un réel débat devait être mené à ce sujet au sein du parlement turc, nous serions contraints de cesser les négociations.

 

Il est normal que nous appliquions correctement notre engagement en matière de migration.

 

Il faut que nous tenions la même ligne, à tout moment, car j'entends tellement de monde, au Parlement, dans la presse, dans l'opinion publique, nous dire "pourquoi avoir conclu un accord comme celui-là, sur la migration avec la Turquie?" Mais lorsque des images d'enfants morts nous sont montrées, dans la traversée ou la tentative de traverser entre la Turquie et la Grèce, il nous est demandé: "Pourquoi n'arrêtez-vous pas cela?". C'est arrêté pour l'instant! Personnellement, je souhaite que nous puissions continuer cette exécution de l'accord avec la Turquie sur la migration. Il n'est pas évidemment pas question que nous continiuons, en quoi que ce soit, à évoluer en matière de libéralisation de visas ou d'accession à l'Union européenne, tant que la situation ne s'inverse pas en Turquie!

Réplique de Philippe Blanchart

Monsieur le ministre, la démocratie n'est pas une "majoritocratie", à laquelle nous nous soumettons de manière distraite. Là-dessus, nous sommes tous d'accord. Chacun des intervenants l'a évoqué. Dans un État de droit, membre du Conseil de l'Europe, c'est à la justice d'appliquer la loi, et non à un gouvernement liberticide, qui viole clairement les valeurs de l'Union, à laquelle il souhaite tant adhérer.

 

La Turquie est un pays avec lequel nous avons des liens importants, et vous l'avez évoqué, notamment en matière de migration. De part et d'autre, les contrats sont respectés. Mais en ce qui concerne les droits de l'homme, bien entendu, la diplomatie belge commence à s'activer, mais nous sommes au bord de la ligne rouge. Vous avez aussi exprimé cette idée. Le gouvernement va clairement passer à la vitesse supérieure pour arrêter ses exactions inacceptables au niveau des droits de l'homme.