Question de Philippe Blanchart à Charles Michel, Premier ministre, sur la Turquie

Monsieur le président, monsieur le premier ministre, un État de droit, une démocratie, cela ne se négocie pas et cela ne se prend pas d'assaut, encore moins avec une armée. Dès lors, on ne peut que déplorer et condamner fermement un coup d'État militaire tel qu'il a eu lieu vendredi dernier en Turquie où des civils ont perdu la vie et où le parlement a été bombardé.

 

Cependant, je m'interroge. Comment peut-on, quelques heures après un putsch raté, arrêter près de 20 000 personnes dont des juges, des fonctionnaires, des professeurs d'université et des journalistes? Une telle purge est-elle compatible avec un État de droit? Le président d'un État membre du Conseil de l'Europe et de l'OTAN peut-il impunément plaider pour le rétablissement de la peine de mort? 

 

Je pense, mes chers collègues, que la réponse à ces questions est clairement "non". Il ne suffit pas d'être élu pour faire tout ce que l'on veut. Il ne faut pas confondre une démocratie avec une "majoritocratie". Cette tentative ratée de putsch ne peut en aucun cas servir de prétexte à des mesures autoritaires. L'Europe et notre pays, État fondateur du Conseil de l'Europe et de l'Union européenne, ne peuvent fermer les yeux sous prétexte d'avoir des accords avec le régime d'Erdogan, un régime dont les dérives liberticides semblent encore s'accélérer. Cette situation me peine étant donné mon attachement à la Turquie.

 

Monsieur le premier ministre, comment analysez-vous l'évolution de la situation post-putsch en Turquie et les arrestations massives du régime d'Erdogan? Avez-vous parlé des conséquences sur le processus d'adhésion à l'Union européenne? Qu'en est-il au niveau du Conseil de l'Europe et de l'OTAN? La Belgique va-t-elle prendre une initiative dans ces forums dont les chartes pourraient gravement être mises à mal par les décisions du régime d'Erdogan? Cela remet-il en question les accords? Qu'en est-il au niveau du droit d'asile pour les ressortissants turcs? Enfin, dans cette situation sécuritaire tendue, quels éléments pourraient-ils faire évoluer l'avis de vos services pour nos ressortissants, comme pour la Tunisie par exemple?

Réponse de Charles Michel

Monsieur le président, chers collègues, j'ai la conviction que certains moments de la vie politique nous appellent à nous rassembler sur l'essentiel, sur les valeurs fondamentales. Nous sommes confrontés, chacun le mesure bien, à un moment de l'histoire de l'Europe présentant de l'insécurité, de l'instabilité, des difficultés au Sud de l'Europe, avec la situation en Irak, en Syrie, en Libye. Il y a aussi beaucoup de doutes, beaucoup de questionnements sur la relation avec un grand voisin à l'Est, la Russie.

 

Dans cette période d'instabilité et d'insécurité, il est important de revenir aux fondamentaux de ce que, profondément, nous sommes; de revenir aux fruits de l'histoire européenne: les valeurs des Lumières, l'État de droit, la démocratie, le respect, la tolérance. Bien sûr, il y a dans la vie diplomatique internationale des nécessités. Il y a, de temps à autres, une certaine exigence de pragmatisme. Mais il y a aussi, et ce moment-là est venu, l'exigence de rappeler ces valeurs fondamentales lors des moments-clés.

 

Les membres du gouvernement, comme chacun dans cette assemblée, ont suivi les événements de la nuit de vendredi à samedi. Immédiatement, le samedi matin, M. Didier Reynders et moi-même avons réagi. Premier point: nous condamnons toujours, et en Turquie aussi, l'usage de la force pour capter le pouvoir. Dans le même temps, dans la même communication, dès le samedi matin, avec M. Didier Reynders, nous indiquions d'emblée qu'il fallait appeler à la retenue, à la proportionnalité dans les réactions.

 

Dès le samedi matin, nous redoutions déjà la tentation d'utiliser un momentum pour s'orienter vers des comportements inacceptables. Et je veux être très clair. Je le dis avec la plus grande solennité, au nom du gouvernement: ce qui se passe aujourd'hui en Turquie, et je mesure le mot que j'utilise, est un dérapage, est une dérive autoritaire totalement inacceptable, que nous condamnons!

La situation est claire. Un processus d'adhésion est en cours mais l'accord UE-Turquie sur les réfugiés n'est pas un chèque en blanc. Je confirme cet engagement important.

 

Que se passe-t-il en Turquie pour l'instant? Le constat est clair. De plus en plus, et pas seulement depuis ces derniers jours, la Turquie est en train de tourner le dos aux valeurs européennes et au projet européen. Ici et maintenant, on ne peut que constater que l'adhésion de la Turquie n'est rien d'autre qu'un mirage, dans la situation que nous connaissons aujourd'hui.

 

Si elle devait être rétablie, nous considérerons que la peine de mort est une ligne rouge totalement infranchissable à nos yeux. Nous faisons ce plaidoyer avec beaucoup de conviction dans les enceintes européennes, pour susciter l'adhésion de nos collègues européens dans ce cadre.

Nous avons pris des initiatives pour éviter une propagation du conflit en Belgique.

Nous insistons sur la cohésion, le respect, la tolérance. Cela reste pour nous un point capital. Lundi s'est tenue une réunion du Conseil national de sécurité. Les services de sécurité ont reçu pour mission de se montrer très vigilants et d'appliquer la tolérance zéro face aux menaces et aux intimidations

 

Je veux enfin, pour être précis, répondre à une interpellation qui m'a été adressée dans le cadre des relations diplomatiques. Nous avons effectivement constaté des expressions de la part de collègues qui travaillent à l'ambassade de Turquie, qui ne sont pas acceptables à nos yeux. Je vais être très clair sur ce point: il y a des pratiques sur le plan diplomatique que nous entendons faire respecter.

 

Je vous annonce que nous avons demandé que l'ambassadeur de Turquie soit convoqué aux Affaires étrangères cet après-midi afin de donner des explications sur la situation. C'est la première étape. En fonction des explications qui seront données, le gouvernement appréciera quels types de conséquences doivent être réservés à ce qui n'est pas acceptable à nos yeux dans les expressions qui ont été mentionnées et que personne, ici, lorsque l'on adhère aux valeurs démocratiques, ne peut respecter.

 

En un mot et en conclusion, monsieur le président, chers collègues, nous n'allons pas baisser les yeux. Nous n'allons pas boucher nos oreilles sur ce qui se passe en Turquie. Nous n'acceptons pas que des milliers, peut-être même des dizaines de milliers de fonctionnaires, de magistrats, de professeurs, d'enseignants soient mis en cause en quelques heures, en quelques jours dans le cas de ce qui s'apparente à une dérive que nous ne pouvons pas tolérer. Nous défendons l'État de droit. Nous défendons la démocratie. Nous allons le faire en Belgique. Nous allons le faire en Europe. Nous allons mobiliser dans toutes les enceintes, y compris dans le cadre de l'OTAN, pour porter effectivement les valeurs auxquelles nous croyons.

Réplique de Philippe Blanchart

Monsieur le président, bien sûr, il est intolérable de prendre le pouvoir d'une démocratie, d'un pays, avec une armée. Il est tout aussi intolérable de prendre le pouvoir dans une démocratie en arrêtant des juges, des journalistes, des professeurs d'université. Tout le monde l'a dit.

 

Monsieur le premier ministre, vos propos ont été rassurants. Nous n'allons pas rester au balcon. Le gouvernement va prendre des dispositions diplomatiques, des dispositions politiques et internationales fermes à l'égard de ce qui se passe. Depuis quelques mois, le gouvernement Erdogan arrête des journalistes; à présent il arrête des juges, il arrête des enseignants. Il ne s'attaque donc plus seulement à la liberté d'expression, il s'attaque littéralement à la liberté de pensée. Cela ne peut que nous inquiéter.