Intervention d'Eric Massin sur le droit à l'intégration sociale

Monsieur le président, chers collègues, je commencerai pas rappeler un élément fondamental dans la matière du droit à l'intégration sociale (DIS).

 

Le revenu d'intégration sociale (le RIS) est le dernier filet de protection sociale, le dernier filet de sécurité dans notre pays. Dans notre modèle social, celui qui existe encore à l'heure actuelle, ce filet évite aux gens de sombrer dans la pauvreté. Et si, aujourd'hui, l'ensemble des organisations internationales et des études établissent que la Belgique compte un nombre relativement important de pauvres mais peu en état de pauvreté extrême, c'est justement grâce à ce filet. Et s'il y a eu de la résistance lors des crises économiques que nous vivons, plus particulièrement celle de 2008, c'est grâce au RIS. C'est cet élément fondamental qui doit guider notre réflexion lorsqu'on veut toucher au DIS quelle que soit la manière.

 

Je tiens à le réaffirmer, pour le groupe PS, ce droit doit rester un droit inconditionnel et ce, au nom du respect de la dignité humaine.

 

Aujourd'hui, ce projet touche, de manière brutale, à la loi du 26 mai 2002 concernant le droit à l'intégration sociale – j'apprécie que son auteur se trouve aujourd'hui dans la salle. Ce projet fait de ce droit fondamental un droit fortement conditionné, soumis à des contrôles. Je reviendrai ultérieurement sur un élément des travaux préparatoires. Même si des sanctions existaient dans la loi de 2002, il m'apparaît que ce projet va dans le sens d'une systématisation des sanctions.

 

Les associations de défense des allocataires sociaux, les associations de lutte contre la pauvreté, les fédérations de CPAS, que ce soit en Flandre, en Wallonie, à Bruxelles, les auteurs de l'étude que vous-même, monsieur le ministre, avez commanditée au SPP Intégration sociale, toutes et tous ont dénoncé à leur manière quelquefois virulente la réforme que vous nous soumettez aujourd'hui. Et, me semble-t-il, ils ont tout à fait raison de le faire.

 

En commission, dans le cadre des débats, nous espérions d'ailleurs que des réponses seraient apportées à leurs interrogations, à leurs inquiétudes. Il faut souligner que des discussions avec les fédérations de CPAS se sont poursuivies en parallèle, comme nous l'avons évoqué en commission. Pourtant, hormis quelques petites précisions appréciables, je le reconnais, mais non traduites dans la loi, vous n'avez accepté aucune ouverture, aucun amendement. Vous comprendrez, dès lors, que mon groupe ne peut infléchir sa position par rapport à ce projet.

 

Monsieur le ministre, dire que vous souhaitez généraliser le Plan individualisé d'intégration sociale (PIIS), parce que l'activation est le meilleur levier pour sortir de la pauvreté est complètement faux. Non, investir uniquement dans l'activation n'est pas la solution, car vous savez très bien que celle-ci sera impossible, voire inefficace chez certaines catégories de personnes.

 

Vous dites que vous avez pris cette réforme pour permettre plus de solidarité, de responsabilisation et une activation positive des bénéficiaires. Mais je continue à penser qu'au-delà de ces belles paroles tenues en conférence de presse et ensuite en commission, ce que vous voulez tout simplement c'est montrer que ces personnes ne méritent pas l'aide que nous devons leur accorder.

 

Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit! Oui, nous sommes favorables à l'activation lorsqu'elle est possible. Oui, nous soutenons l'utilisation du PIIS, y compris pour les plus de 25 ans, quand c'est possible. Car oui, dans certains cas, celui-ci doit pouvoir être étendu. De là à le généraliser, à le rendre obligatoire pour tous les bénéficiaires, il y a un pas que nous ne franchirons pas.

 

Je tiens à vous rappeler que, dans votre note de politique générale que vous êtes venu présenter en commission de la Santé publique de la Chambre, vous parliez uniquement d'élargir l'utilisation du PIIS.

 

À cet égard, malgré les interrogations en commission, je ne sais toujours pas qui vous a fait changer d'avis. Je ne dis pas "pourquoi vous avez changé d'avis", mais plutôt "qui vous a fait changer d'avis".

 

Comme j'ai déjà eu l'occasion de vous le dire, ce gouvernement continue à méconnaître ce qu'est réellement la pauvreté. Celle-ci est multidimensionnelle, multifactorielle. Ses conséquences sur la personne peuvent être d'ordres divers. Non, une personne pauvre n'est pas seulement une personne qui ne veut pas travailler. Non, une personne qui bénéficie du revenu d'intégration sociale n'est pas seulement une personne qui se complaît dans sa situation. Le plus souvent, il s'agit d'une personne qui ne peut pas travailler, d'une personne qui est sous l'emprise de la drogue ou de l'alcool, d'une personne qui souffre de dépression, ou qui est analphabète, ou qui est inactive parce qu'elle n'a pas trouvé d'emploi. Très souvent, une personne en situation de pauvreté cumule ces facteurs de fragilisation.

 

Contractualiser sa relation avec le CPAS en conditionnant son revenu d'intégration à une série d'obligations afin de permettre, comme vous le dites, "son activation", n'est pas la solution adaptée à bon nombre de ces personnes et à leurs véritables besoins. Il est de notre devoir d'en tenir compte pour ne laisser personne au bord du chemin. Mais ce n'est manifestement pas votre ambition, contrairement d'ailleurs à ce que vous prétendiez dans votre déclaration de gouvernement.

 

Pour rappel, vous annonciez vouloir diminuer d'ici 2020 – il reste quatre ans – comme le prévoyait alors le programme national de réforme à la Commission européenne, de 380 000 le nombre de personnes confrontées à un risque de pauvreté ou d'exclusion sociale. Ce nombre doit, comme vous le savez, être revu à la hausse depuis lors.

 

Les mesures que vous prenez avec vos collègues du gouvernement, semaine après semaine, montrent bien que vous ne faites pas de la lutte contre la pauvreté une priorité. La seule chose que vous faites, c'est rendre les pauvres coupables d'être pauvres. À cet égard, on attend toujours le plan du gouvernement de lutte contre la pauvreté.

 

Votre projet visant l'extension du PIIS et son mode de sanction est dans la droite ligne de ce que je viens de décrire, à savoir, humilier des personnes qui se trouvent déjà en situation précaire. À travers celui-ci, vous opposez tout simplement une indifférence à la détresse sociale. Frapper à la porte d'un CPAS n'est pas un acte facile. Penser et induire l'idée dans la population que ceux qui le font finissent par se complaire dans cette situation est indéfendable.

 

Croyez-vous vraiment qu'ils puissent apprécier leur situation et qu'ils ne font aucun effort pour s'en sortir? Vous connaissez les montants mais je me permettrai néanmoins de les rappeler. Aujourd'hui, le revenu d'intégration sociale s'élève à 566,92 euros par mois pour un cohabitant, à 850,39 euros pour une personne isolée et à 1 133,85 euros pour une personne ayant une famille à sa charge. Croyez-vous vraiment que ces personnes, au regard de ces éléments, se complaisent dans leur situation? Des efforts ont été récemment consentis pour augmenter le revenu d'intégration sociale, je le reconnais. Une augmentation a été faite, un effort a été consenti, me semble-t-il, dans la continuité du précédent gouvernement.   

 

Monsieur Thiéry, je ne suis pas entré dans ce débat-là. J'ai même reconnu le fait que le gouvernement avait fait un effort; j'ai dit que c'était une continuité par rapport à ce qui avait été fait sous le précédent gouvernement, auquel vous participiez aussi, d'ailleurs.

 

Quand vous entrez dans ce débat, que vous laissez sous-entendre que vous avez fait des efforts gigantesques et que ces personnes seraient malvenues de venir se plaindre, vous oubliez que vous avez fait passer la TVA sur l'électricité de 6 à 21 % et que ces gens doivent quand même se chauffer et s'éclairer. Cette augmentation de 6 % est largement "bouffée" par toutes les augmentations des impôts indirects que vous avez faites. Il faut aussi voir la réalité en face. Vous me permettrez de dire que votre intervention tombe un petit peu à plat.

 

Nous parlons des bénéficiaires du RIS dans le cadre d'un PIIS. Le fait de leur imposer de contractualiser leur relation avec les CPAS et conditionner l'aide apportée à cette contractualisation est incompréhensible quand on connaît la réalité de terrain. Je suis président de CPAS et je connais la réalité de terrain, surtout quand on voit la situation intenable de ces personnes qui se trouvent dans la pauvreté.

 

Le fait de signer un contrat, c'est de cela qu'il s'agit, suppose normalement que chacune des parties puisse en négocier les conditions. Mais ces personnes qui frappent aux portes des CPAS et qui sont dans les situations que je vous ai expliquées auparavant, avec de multiples problèmes, ne sont pas en mesure de négocier le contrat qui va leur être imposé. C'est ce qu'ont dit les auteurs de l'étude que vous avez commandée au SPP Intégration sociale. Ils estiment qu'il y a une absence d'équilibre dans le pouvoir de négociation entre l'usager et le CPAS et que rien dans le projet ne va dans le sens d'un rééquilibrage.

 

Savez-vous comment on appelle ce genre de contrat? Un pacte léonin. Or le pacte léonin est normalement interdit par le Code civil. Qu'en est-il d'une sanction en cas de non-respect? Le contrat étant devenu obligatoire, il y aura sanction.

 

Vous me direz certainement qu'elle peut être modulée, ce qui n'était pas le cas auparavant. Vous permettez cette modulation mais sanction, il y aura. Cela peut être véritablement dramatique pour ces personnes et ce n'est pas ainsi que vous les sortirez de la pauvreté ni les réintégrerez dans la société. Au contraire, la seule chose que vous parviendrez à faire, c'est renforcer leur dépendance en les contrôlant toujours plus.

 

Ces sanctions tendront indéniablement à devenir obligatoires à l'avenir. Or vous savez comme moi qu'il y a des pratiques totalement différentes entre les CPAS. Il n'y a pas d'uniformité. Ce n'est pas facile mais essayez un instant d'imaginer une personne vulnérable en situation de pauvreté, à laquelle vous retirez ne fût-ce qu'un mois de son revenu d'intégration. Que pensez-vous qu'elle va devenir? Qu'adviendra-t-il de sa famille? Elle ira vivre sous les ponts et recourra à la mendicité. La réduire à cet état de misère la plus totale, c'est inacceptable.

Monsieur le ministre, vous êtes extraordinaire. Vous faites des pirouettes. Vous êtes magnifique. Avec votre air doucereux, vous faites des pirouettes comme celle-là.

 

Je vous dis que les CPAS vont tomber dans l'arbitraire par rapport à ces sanctions. Cela existe déjà. C'est pointé dans le cadre de l'étude. Vous renforcerez encore cette possibilité avec des sanctions particulièrement dures. En rendant le PIIS obligatoire et non pas facultatif et en supprimant un mois de revenu d'intégration à ces personnes, vous les réduirez à la misère la plus totale.

 

Et il est effectivement obligatoire, aujourd'hui pour les moins de 25 ans. Un des auteurs de l'étude commanditée par le SPP Intégration sociale dit d'ailleurs à ce propos qu'une extension éventuelle du PIIS à des fins d'activation sociale doit être indépendante ou découplée du revenu d'intégration et de la possibilité de sanctions financières qui seraient éthiquement peu défendables et contre-productives. Même ça, vous ne l'avez pas fait.

 

Je continue. L'étude stipule que si le PIS devient une condition de l'octroi du revenu d'intégration - ce qui sera le cas - il risque de se transformer en instrument de précarisation et d'exclusion de ce qui constitue, dans notre système le dernier filet de la sécurité sociale. Comme l'a dit Mme Fonck, les personnes en situation de pauvreté ont non seulement besoin de moyens financiers, mais aussi d'écoute et d'accompagnement. Votre conception des choses en est très éloignée. Cette obligation supplémentaire ne fera qu'accentuer le non-recours au droit, qui est déjà si important en matière d'accès à l'aide sociale.

 

Penser que l'activation est le meilleur levier pour lutter contre la pauvreté est une chimère. C'est un levier important, mais ce n'est pas le seul. Ce n'est pas non plus le premier à devoir être utilisé dans certains cas. Ecoutez les travailleurs sociaux! Ils sont là pour vous l'expliquer. Ils l'ont d'ailleurs fait au travers de l'étude.

 

Je tiens d'ailleurs à vous rappeler les travaux préparatoires de la loi de 2002; en particulier, l'exposé des motifs de l'article 11 qui indique que l'adhésion de la personne au projet individualisé est une condition essentielle au succès de la démarche. Ici, il n'y aura pas d'adhésion puisque la personne n'aura pas le choix. En outre, lorsque la personne n'est pas prête à entrer dans un processus d'insertion professionnelle, le projet pourra – facultatif – définir les modalités de l'insertion sociale de la personne, afin de favoriser progressivement sa participation active dans la société. Des activités de resocialisation sont parfois nécessaires pour sortir les personnes de leur isolement avant de pouvoir entamer un processus menant à l'emploi. Au sein des CPAS ou en partenariat avec le monde associatif, différences initiatives peuvent être développées pour permettre aux personnes de retrouver confiance en leurs capacités: groupes de dialogue, activités sociales collectives, etc.

 

De sa propre initiative, j'y insiste, la personne peut également mener des activités bénévoles sans que cela n'entrave son processus d'insertion. Ce sont ces principes qui constituent la philosophie même du PIIS, laquelle ne peut, à notre sens, être dévoyée.

 

De plus, dans un contexte où les inégalités sociales s'accroissent et où le marché de l'emploi est difficilement accessible, c'est une aberration de laisser croire que celui qui cherche un emploi ne peut que le trouver et donc, que celui qui n'en trouve pas mérite d'être sanctionné.

 

Comme il en est question dans cet exposé des motifs, j'en viens au service communautaire que vous insérez dans votre projet et qui constitue un concept très étendu et pour le moins imprécis dans la définition que vous lui donnez. Nous pouvons reconnaître, et je le fais, l'intérêt pour les bénéficiaires de l'aide sociale de participer à certaines activités bénévoles en termes de socialisation, de confiance en soi ou de reconnaissance. Il me semble cependant inconcevable et inacceptable de les contraindre à ce que je qualifie de véritable "travail obligatoire". L'enquête quantitative et la recherche qualitative de l'étude que vous avez commandée ont, au demeurant, mis en évidence le scepticisme, les réserves, voire la franche opposition d'une majorité des répondants et des interlocuteurs, qu'il s'agisse des CPAS, des assistants sociaux ou des bénéficiaires eux-mêmes. Les répondants et les experts ont insisté sur "l'impératif de garantir le caractère libre et volontaire de la participation à des activités de bénévolat et de volontariat, sur la nécessité d'agir dans le respect des cadres légaux balisant le volontariat, d'une part, et l'emploi, d'autre part", dont les articles 60.

 

Un expert a, par ailleurs, évoqué le risque d'entrer en contradiction avec les conventions internationales interdisant le travail forcé et a insisté sur les exigences lourdes en termes d'organisation, d'accompagnement et d'encadrement de telles activités volontaires pour qu'elles procurent des bénéfices pour l'intégration sociale des intéressés.

 

Vous allez me rétorquer: "Le service communautaire se fera, de toute façon, uniquement sur une base volontaire", comme vous l'avez déclaré lors de nos discussions en commission. Toutefois, en l'intégrant dans le PIIS, vous lui conférez un tout autre caractère, celui d'un travail salarié – puisqu'il repose sur un contrat – non rémunéré et obligatoire, étant donné qu'il le devient à partir du moment où il fait partie du PIIS.

 

Président: André Frédéric, vice-président.

Voorzitter: André Frédéric, ondervoorzitter.

 

De plus, vous liez la disposition au travail et le service communautaire en faisant de ce dernier une forme en soi de PIIS.

 

Comme vous l'avez précisé en commission, le cadre légal que vous fixez pour ce service communautaire serait lié à la législation sur le bénévolat. Cela figurera donc dans les travaux préparatoires. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi vous ne l'avez pas clairement mentionné dans le texte. Vous auriez pu spécifier que cela figurerait dans l'arrêté royal en préparation. Malheureusement, nous n'avons pas pu avoir de discussion sur le contenu de ce dernier alors qu'il serait – me semble-t-il – intimement lié au texte qui nous est soumis aujourd'hui.

 

Cela dit, vous faites de ce service communautaire l'élément phare de l'intégration sociale, reléguant au second plan d'autres éléments fondamentaux comme l'emploi, la formation ou les études. Vous faites, dès lors, un lien inacceptable entre la disponibilité à l'emploi des chômeurs et la disponibilité à l'emploi des bénéficiaires du RIS alors que les deux situations ne sont pas comparables. La mission des CPAS est tout autre. Elle consiste à permettre à chacun de mener une vie conforme à la dignité humaine. Ne pas prendre cette spécificité en compte prouve bien que nous n'avons pas le même projet de société.

 

Selon vous, ce service communautaire participera à l'intégration de la personne dans la société et permettra son activation sur le marché de l'emploi. Je vous conseille, comme je l'ai conseillé à votre collègue M. Peeters, de lire l'étude de la KUL sur le service à la collectivité obligatoire qui démontre tout le contraire.

 

Les auteurs de cette étude ont notamment remarqué, sur la base de l'expérience de deux autres pays, que les demandeurs d'emploi inclus dans un tel programme ont, après deux ans, la même probabilité de décrocher un emploi que ceux qui n'en font pas partie. Dès lors, il me semble qu'un tel projet n'offre pas de véritable chance de réintégration socioprofessionnelle.

 

Vous parlez également de développement personnel des intéressés. Je reconnais que, dans certains cas, il en sera ainsi, mais pas dans d'autres. Vous créez là un rapport de forces clair entre le bénéficiaire du revenu d'intégration sociale et le CPAS, tel que le bénéficiaire n'osera jamais s'opposer au travail qui lui est demandé. Pourquoi? Parce que s'il s'y oppose, il perdra son revenu d'intégration. Quand vous menez un combat pour votre survie, vous êtes prêt à accepter n'importe quoi. Et, je le répète, les pratiques et les interprétations des CPAS divergent. C'est relevé par l'étude que vous avez commandée au SPP Intégration sociale. C'est la porte ouverte à l'arbitraire. J'y reviendrai.

 

En réalité, ce que vous faites, c'est demander à des personnes d'exercer, même quelques heures par semaine, comme vous le dites, une activité, un emploi, gratuitement, sans possibilité de se constituer des droits sociaux, et en les rendant tout simplement de plus en plus dépendants pour pouvoir bénéficier de leur revenu d'intégration.

 

Ce n'est à mon sens pas la solution à apporter. La solution à apporter figure aussi dans la déclaration gouvernementale: c'est la création d'emplois, pour les personnes qui sont en mesure de travailler. Vous allez me répondre que vous y travaillez aussi. Attention, au travers de la mise en place de ce service communautaire, vous banalisez l'absence d'emplois et sans doute, me semble-t-il, l'incapacité à en créer suffisamment.

 

Contrairement à ce que vous expliquez, avec le service communautaire, vous ne rapprochez aucunement les bénéficiaires de l'aide sociale du marché de l'emploi. La seule chose à laquelle on arrive en la matière, c'est faire la preuve qu'ils méritent la situation dans laquelle ils sont, et qu'ils doivent absolument mériter l'aide qu'on doit leur apporter. Oui, vous avez le revenu d'intégration sociale, vous devez le mériter en allant travailler, même sans rien avoir en plus, sans avoir de droit social ou quoi que ce soit. C'est les montrer du doigt, à nouveau.

 

Enfin, j'ai envie de vous dire que votre projet remet tout simplement en cause le travail essentiel que mènent au quotidien, et dans des conditions souvent très difficiles, les travailleurs sociaux. Dans chaque cas, dans chaque situation, ce sont eux qui essayent de trouver les solutions qui correspondent le mieux aux personnes qui viennent frapper à la porte des CPAS.

 

Comme vous le savez – l'étude d'Abraham Franssen et Kristel Driessen le montre – certains CPAS n'ont pas attendu votre projet pour élargir le PIIS à d'autres usagers que les bénéficiaires de moins de 25 ans.

 

Plus de la moitié des 234 CPAS interrogés imposent d'ores et déjà des plans individualisés d'intégration sociale à des plus de 25 ans. Bien évidemment, c'est un outil intéressant, c'est une des modalités qui peuvent être mises en place mais non la seule. La seule différence avec votre projet réside dans le fait que le PIIS est décidé en fonction de la personne face à laquelle l'assistant social se trouve. Alors que demain, il deviendra obligatoire sans permettre à ces personnes de terrain de juger de ce qui est le plus adapté.

 

Imposer ce PIIS, comme vous le voulez, c'est prendre le risque de lui faire perdre de sa valeur dans un certain nombre de cas, en faveur d'un certain formalisme et donc d'amenuiser les chances d'une meilleure intégration du bénéficiaire dans la société. On serait à l'opposé de l'objectif que vous dites poursuivre. Vous savez qu'il y aura du formalisme car, compte tenu du nombre de personnes à rencontrer et du nombre de documents à établir, il n'y aura pas d'autre choix.

 

En ce qui concerne l'arbitraire, si les sanctions restent marginales, vous savez que certains CPAS y recourent. L'étude en parle. Il est à craindre que ce soit réellement la porte ouverte à l'arbitraire, puisque les sanctions dépendront purement et simplement des CPAS, alors que nous nous trouvons dans un régime d'assistance après lequel il n'y a plus rien du tout.

 

Remettre cette possibilité d'arbitraire au cœur du système est dommageable. Je tiens à le préciser, c'est un véritable retour en arrière! Avant les CPAS, il s'agissait des Commissions d'assistance publique et il y avait de l'arbitraire. On a créé les CPAS pour justement gérer et limiter l'arbitraire par l'instauration de règles. C'est ce que dit d'ailleurs le professeur Franssen qui estime qu'en passant de la Caisse d'assistance publique de la commune aux CPAS, en consacrant le droit à la dignité, on avait fait progresser le droit, le droit des gens, le droit des pauvres. Ce n’est pas honteux de parler d’un pauvre.

 

Ici, avec le PIIS, le pouvoir discrétionnaire revient, dit le Pr Franssen. On est davantage dans le traitement symbolique des inclus que dans l'accompagnement des exclus. Vous changez complètement l'économie de la loi et sa philosophie alors que c'est le quarantième anniversaire de la loi sur les centres publics d'action sociale. On vient de faire un bond de quarante ans en arrière et on se retrouve à nouveau dans les caisses d'assistance publique.

 

La Fédération wallonne des assistants sociaux de CPAS ne dit pas autre chose. Cela figure dans le rapport: "la réintroduction d'une appréciation locale et subjective du droit à l'intégration sociale". C'est à cela qu'on arrive. Dans le chef de certains CPAS, ce sera une réalité. Cela figure aussi dans votre étude.

 

Un autre élément qui me semble important à souligner dans l'étude du SPP Intégration sociale et à côté duquel on est complètement passé, concerne la mise en place de ce PIIS généralisé. Selon l'étude, cette généralisation ne serait pertinente qu'à quatre conditions:

 

1. "Le PIIS doit être un projet adapté à la situation du bénéficiaire, négocié avec lui et adapté à l'évolution de sa situation." C'est peut-être possible.

2. "Il doit être mis en œuvre dans de bonnes conditions professionnelles par un travailleur social maîtrisant les techniques utiles et disposant du temps nécessaire." Je doute que ce soit la réalité.

3. "Il doit être articulé autour d'une offre de services à 360 degrés (participation sociale, accompagnement thérapeutique, formation), à condition que la disposition au travail ne soit pas interprétée uniquement dans une perspective d'activation et d'insertion professionnelle, afin de prendre en compte les usagers les plus vulnérables." Cela, à mon avis, on va passer à côté.

4. "Il doit être intégré dans les procédures et outils du CPAS afin qu'il représente une charge administrative moins lourde." Je crois aussi qu'on va passer à côté.

 

Ces conditions-là ne sont pas rencontrées! Elles ne figurent pas dans votre projet. Rien! Vous ne tenez pas compte du travail réalisé par vos experts ni de l'avis de vos propres experts.

 

On a un projet basé sur des critères qui ne sont pas réalistes, qui ne sont pas adaptés non plus aux réalités des CPAS et qui semblent en plus irréalisables de manière efficace pour la majorité d'entre eux. De plus, lorsque les personnes sanctionnées vont se retrouver dans un état de besoin, les CPAS vont être dans l'obligation de continuer à leur venir en aide, mais sans intervention du fédéral, sur fonds propres. C'est ce qu'on appelle un transfert de charges du fédéral vers les CPAS, alors que ceux-ci sont déjà exsangues et n'arrêtent pas de réclamer des augmentations de l'intervention du fédéral.

 

Ce financement, justement, qui est prévu dans l'extension du PIIS, est une revendication des CPAS pour disposer d'un financement suffisant pour assurer un accompagnement qualitatif et sur mesure de leurs usagers. Chez les plus de 25 ans, l'intégration est plus complexe et les efforts en matière d'emploi arrivent à moins de résultats. Il faut donc en tenir compte.

 

Vous avez prévu une augmentation de 10 % de la subvention lors de la conclusion de tout nouveau PIIS, mais sur une année, qui peut être prolongée à deux ans. Pourtant un PIIS peut être mis en place sur plusieurs années, même si on a un nombre relativement important de personnes qui viennent au CPAS et qui heureusement, grâce au travail qui a été mené, en sortent. Mais il y a aussi des personnes qui y reviennent, parce que leur situation a changé, ou s'est à nouveau dégradée, quelles que soient les raisons, ou des personnes qui y restent un certain nombre d'années. D'un autre côté, tout cela peut être revu en fonction de l'évolution de la situation du bénéficiaire.

 

Les trois fédérations de CPAS – flamande, bruxelloise et wallonne – vous l'ont dit: le financement est insuffisant pour permettre un travail de qualité adapté aux bénéficiaires.

 

Nous avons donc déposé, et nous n'étions pas les seuls, un amendement visant à lier clairement l'obligation de conclure le PIIS à la durée du financement prévue. Comme d'habitude, tous les amendements déposés, même s'ils étaient constructifs, ont été refusés. Au-delà de cela, vous prévoyez aussi la rétroactivité de la mesure, c'est-à-dire la conclusion d'un PIIS pour toutes les personnes bénéficiant du RIS pour lesquelles la condition d'octroi du RIS a été remplie au cours des six mois précédant l'entrée en vigueur de la loi. Les CPAS disposeront de douze mois pour mettre ces PIIS en place.

 

Je crois qu'avant même de prendre cette mesure, il eût fallu mettre en place une évaluation de la charge concernant cette mesure rétroactive. Vous le savez, bon nombre de CPAS, et je vous ai cité des chiffres non financiers, mais des chiffres d'augmentation des bénéficiaires du RIS à Charleroi, ont connu un accroissement important du nombre de leurs bénéficiaires ces derniers mois. Les CPAS vont se trouver une situation particulièrement difficile s'ils veulent appliquer cette mesure rétroactive.

 

D'autre part, alors que les fédérations croyaient avoir un accord avec vous, selon lequel l'entrée en vigueur se ferait le 1er janvier 2017, vous avez refusé d'inscrire cela noir sur blanc dans la législation.

 

Aujourd'hui encore, monsieur le ministre, à travers ce projet de loi, nous avons l'impression fort désagréable que, bien que disant et affirmant le contraire, vous n'avez écouté personne: ni le terrain, ni les assistants sociaux, ni les CPAS, ni les associations de CPAS ou de lutte contre la pauvreté, ni l'administration, ni les universitaires, ni vos experts! Comme d'habitude, ce gouvernement décide seul et ne tient compte de l'avis de personne. Alors que chacun vous demandait de prendre la mesure de ce que représente la pauvreté, ce n'est pas ce que vous avez fait à ce jour avec votre projet. Vous n'avez pas écouté les travailleurs sociaux et les CPAS qui, jusqu'au bout, se sont montrés constructifs, ont fait des propositions, ont essayé de rentrer dans votre logique et ont essayé d'améliorer les choses.

 

Pourtant, ce sont eux les mieux à même de comprendre et de faire évoluer les outils et les techniques pour venir véritablement en aide à tous ceux qui se trouvent dans un état de besoin. Malgré les cris des uns et des autres, vous persistez dans des choix purement idéologiques, des choix que nous ne partageons en aucune façon. Nos objectifs divergent à bien des égards. Nous voulons continuer à faire du revenu d'intégration sociale un droit inconditionnel. Nous voulons faire de l'activation efficace en permettant aux personnes qui le peuvent d'accéder à des emplois de qualité et adéquatement rémunérés. Nous ne punissons pas la pauvreté. Nous, nous luttons contre la pauvreté.